C’était hier encore, dans un monde confiné: seuls les supermarchés pouvaient témoigner de la présence de la vie sur Terre. Ailleurs, les villes semblaient mortes et les liens de proximité étaient potentiellement mortels. La grande distribution, stérile et policée, avait fini par triompher du rêve des petits producteurs. Pas dans les librairies. Sous les piles
C’était hier encore, dans un monde confiné: seuls les supermarchés pouvaient témoigner de la présence de la vie sur Terre. Ailleurs, les villes semblaient mortes et les liens de proximité étaient potentiellement mortels. La grande distribution, stérile et policée, avait fini par triompher du rêve des petits producteurs. Pas dans les librairies. Sous les piles de cartons, chétif mais persistant, Le Chant du poulet sous vide piaillait en attendant son heure. Alors que nos réflexes de consommateurs reprennent progressivement le chemin de la raison, il est temps de lire le premier roman de Lucie Rico: chez elle, les supermarchés sont des tombeaux – ils accueillent les dépouilles des poulets tués par Paule.
Parce qu’elle vient d’hériter de la ferme de sa mère, cette végétarienne élevée sans amour est contrainte de prendre temporairement la relève. Pour soulager sa conscience meurtrière, elle a l’idée d’écrire une biographie pour chaque bête exécutée: «Igor employa son temps à la conquête d’un territoire qui ne variait jamais…», «Lacet tirait, tirait jusqu’à obtenir l’objet désiré. Sa persévérance n’avait pas de limites.» Pour être la plus précise possible, Paule amadoue ses poulets et se plonge dans l’observation rapprochée de leurs comportements. Cette intimité dérange au marché du village, petit théâtre de Guignol où les inimitiés, transmises de génération en génération, macèrent sous les cagettes des maraîchers.
Conte cruel
Mais l’idée de Paule séduit Fernand Rabatet. Propriétaire d’une grande surface en zone urbaine, il voit dans les brèves élégies de Paule le moyen idéal d’humaniser les rayonnages de viandes sous plastique et de créer un lien d’empathie entre la chair morte des animaux et l’appétit de leurs consommateurs. Délicieusement absurde et absolument juste, ce conte cruel met sous les yeux de son lecteur une réalité glaçante: la forme la plus contemporaine de la fiction n’est-elle pas celle qui se joue dans le marketing publicitaire, dans les récits dont on nous gave pour justifier des consommations superflues et apaiser nos états d’âme?
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Interrogée par e-mail, Lucie Rico raconte: «L’idée du livre m’est venue quand une personne qui travaillait chez Charal, la marque de viande sous vide, m’a expliqué comment s’était construite l’idée que la viande rend fort. J’avais grandi avec cette idée, et la mettre en perspective, voir comment elle avait été fabriquée m’a beaucoup interrogée. Je suis tombée sur des publicités pour des coqs qui chantent avant d’être mangés, des lardons bien élevés, des vaches adorables et ravies de terminer leur vie en steak. Pourquoi anthropomorphiser ce que l’on mange? Comme si en comprenant et en aimant mieux les bêtes, on avait davantage envie de les manger.»
Folie douce
Peut-être parce qu’elle est aussi scénariste et réalisatrice de films, Lucie Rico ne se contente pas d’un pamphlet spéciste ou d’une satire du monde de l’entreprise – deux tirs par ailleurs extrêmement réussis. La dérive de Paule, du mimétisme aviaire au grand dérapage final, glisse comme un zodiac sur les eaux de la folie douce, à mi-chemin entre Boris Vian et Jean-Pierre Jeunet. La jeune éleveuse de volailles passe pour folle aux yeux des autres: qu’elle vive recluse dans sa ferme avec une carabine et les cendres de sa mère, ou quand elle se révolte contre l’enclos urbain meublé de toboggans à poules, c’est toujours elle qui détonne.
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Pourtant, ce sont bien les rouages de l’industrie alimentaire que Lucie Rico dévoile pour mieux les remettre en question. Dans cette réalité toute crue qui se déplume d’un court chapitre à l’autre, ce n’est pas un hasard si la jeune autrice a jeté son dévolu sur le poulet, un animal plein de potentialités romanesques et cinématographiques: «C’était important pour moi qu’il s’agisse d’une viande anodine, celle du dimanche que l’on mange presque sans y penser. Et aussi que l’animal porte le même nom vivant et en viande, en chair et en os.» Carnivores bibliophiles, vous ne lirez plus vos étiquettes fermières de la même manière.
ROMAN
Lucie Rico
Le Chant du poulet sous vide
POL, 272 pages
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